Du désengagement de l’ONA et de la SNI de la bourse à la cession des filiales rentables à des groupes industriels ou à des investisseurs étrangers, où est l’intérêt du consommateur marocain ? Ce transfert des centres de commandement de Lesieur, Cristal, Centrale Laitière signifie-t-il la fin de la politique des champions nationaux ? Analyse.
Depuis mars 2010 et bien avant les contestations sociales dans le monde arabe, une nouvelle donne s’offre au paysage économique marocain. En effet, l’annonce surprise du retrait de l’ONA et de la SNI de la Bourse de Casablanca, suivie d’une opération de fusion-absorption entre les deux entités, avec un changement d’orientation allant de l’abandon de la stratégie de holding industrielle à une holding de participations du genre Fonds Abu Dhabi d’investissements (actionnaire majoritaire de Citibank), a laissé libre cours à beaucoup d’interprétations dans les milieux financiers marocains et bien au-delà. De quoi s’agit-il au fait ?
Un champion national dans sa définition empirique en regard de l’expérience du Maroc de 2000 à 2010 est avant tout un acteur engagé sur le long terme qui dispose d’une marge de manœuvre par rapport à la vision à court-terme du marché et d’une taille critique dans son domaine, lui permettant de faire jouer l’effet d’entraînement nécessaire à la consolidation des PME-PMI.
Du point de vue légal, les deux titres ont été radiés de la cote le 19 août 2010, après 65 ans de cotation pour l’ONA et treize ans pour la SNI. L’absorption de l’ONA par la SNI est effective depuis les assemblées générales extraordinaires des deux groupes le 31 décembre 2010. De nombreux cadres des supports de contrôle, libérés suite à cette fusion et forts de leurs expériences, viendront renforcer le secteur privé.
Dans la pratique, les interrogations sont nombreuses. Comment change-t-on l’ADN d’un acteur majeur comme l’ONA-SNI –groupe privé qui, soit dit en passant, est le premier employeur au Maroc et également le premier contributeur au fisc, habitué à gérer effectivement ses filiales – en ADN d’un partenaire stratégique, minoritaire avec une participation plafonnée à 30%, et devant désormais patienter jusqu’à la tenue des conseils d’administration pour faire prévaloir ses remarques et points de vue ?
La holding, qui a fait ses classes dans les activités économiques classiques, arrivera-t-elle à jouer ce rôle d’incubateur en accompagnant le développement des énergies renouvelables au Maroc (Nareva) et la dynamisation de l’économie de savoir (NTIC) qui, certes, compte beaucoup de perles (IB Maroc, Gemadec, HPS, S2M, M2M, Involys, etc.), mais manque encore d’une locomotive capable de rattacher à elle les wagons du secteur ?
Animation de la bourse
Saisissant la portée immédiate de cette opération de retrait de la bourse, Moâtassim Belghazi, le PDG de l’ONA, expliquait à la communauté des analystes financiers et à la presse spécialisée l’effet induit, à savoir un approfondissement de la place casablancaise. Si dans l’immédiat, le retrait des deux mastodontes grevait la capitalisation boursière de 10 milliards de dirhams, à terme, la cession des « filiales mûres » de l’agroalimentaire au marché devrait renforcer considérablement la Bourse de Casablanca. C’est surtout l’effet d’entraînement escompté qui rend l’opération intéressante.
Cette place qui compte une capitalisation boursière d’un peu moins de 60 milliards de dollars gagnerait avec l’augmentation substantielle des flottants de la Centrale Laitière, de la Cosumar et de Lesieur, de nouvelles valeurs liquides, indispensables pour la diversification voulue par les fonds d’investissements étrangers et les institutionnels, qui cherchent d’autres alternatives à des valeurs comme Maroc Telecom. Suite à ce désengagement, le flottant de la Centrale Laitière passerait de 4,11 à 37,51%. Ceux de Cosumar et Lesieur Cristal seraient de respectivement 44,23% et 66,73%, ce qui renforcerait les risques d’OPA hostiles sur le marché.
A moins que ne soit privilégié, au lieu du marché, un retrait au profit de groupes industriels internationaux capables non seulement de développer les filiales cédées, mais aussi de favoriser des transferts de compétences.
Changement d’orientation
Dans un premier temps, les entreprises concernées par les cessions sont Cosumar (sucre), Lesieur (huile), Centrale Laitière (lait), Sotherma, Bimo et, plus tard, Attijariwafa Bank. En d’autres termes, il s’agit des filiales les plus rentables de l’ensemble ONA-SNI. Ces filiales sont positionnées sur des secteurs stratégiques et sensibles. Le sucre et l’huile, pour ne citer que ces deux produits, entrent dans la liste des denrées subventionnées par la Caisse de compensation, laquelle ou fonctionnera cette année avec environ 30 milliards de dirhams. Le lait figure dans la liste sensible des produits qui font l’objet de négociations avec l’Union européenne.
En cédant de telles entreprises à des multinationales, le Maroc s’expose à un marché mondial fluctuant. Comme nous l’écrivions la semaine dernière, un groupe comme la Centrale Laitière a sciemment préféré grever son résultat net en ne répercutant pas la hausse des intrants importés sur les prix. En aurait-il été de même si ce leader de l’agroalimentaire était par exemple aux mains de Danone, lequel, fort de ses 30% dans le capital, est bien placé pour reprendre le groupe ? C’est une question d’autant plus importante que dans les années 80, quand le Maroc n’avait pas encore ses champions dans les domaines stratégiques, toute hausse à l’international se répercutait intégralement sur le consommateur ou sur l’ouvrier. Tout comme la Centrale Laitière, qui a collecté 620 000 tonnes de lait dans le monde rural marocain en 2010, la Cosumar participe aussi à la stabilisation du monde rural en achetant la betterave à un prix négocié avec les paysans. Ce sont là des entités économiques qui permettent de garantir un certain revenu dans le monde rural et périurbain.
Risque accru d’augmentation des importations, d’inflations et de potentiels troubles
Il est certain qu’avec un Lesieur Cristal entre les mains de Sofiproteol, détenteur de Lesieur France, et un Cosumar aux mains d’un groupe brésilien ou d’une multinationale contrôlée par un hedge fund, le consommateur marocain ne bénéficierait plus de ce filet de sécurité contre les retournements de tendances du marché international. L’Europe en crise a montré que quand le marché intérieur est laissé au bon vouloir des visions court-termistes des multinationales et des fonds d’investissements, les mécontentements sociaux alimentés par les plans sociaux sont légion. La nécessité de disposer d’un champion national ne s’explique pas seulement par une telle vision, qui pourrait être taxée d’ailleurs de sécuritaire. Un champion national dans sa définition empirique en regard de l’expérience du Maroc de 2000 à 2010 est avant tout un acteur engagé sur le long terme, qui dispose d’une marge de manœuvre par rapport à la vision à court-terme du marché et d’une taille critique dans son domaine, lui permettant de faire jouer l’effet d’entrainement nécessaire à la consolidation des PME-PMI.
La constitution de grands groupes dans les domaines de l’immobilier a permis par exemple le lancement de vastes programmes de logements sociaux. Dans le monde rural, le PERG (programme d’électrification rurale) n’aurait jamais abouti à une électrification rurale frôlant les 100% sans l’implication de grands acteurs nationaux. L’ensemble ONEE, formé de l’ONEP et de l’ONE, procédait, nous semble-t-il, d’une telle vision de champion qui, rappelons-le, n’a jamais bénéficié de l’unanimité.
Jusqu’à l’intérieur du patronat, où dans la CGEM au milieu des années 2000 des batailles à fleuret moucheté ont opposé l’ancien capitalisme marocain, né des barrières douanières élevées, des licences d’importation et du protectionnisme, et le nouveau capitalisme, né dans la phase de libéralisation...
Ce débat patronal intervenait alors qu’une jeune garde aux commandes (voir www.lesafriques.com) décrétait l’affranchissement de l’ONA par rapport à ses partenaires internationaux, comme la retentissante rupture avec Auchan, ou encore avec Axa International. La communauté des affaires saluait alors un ONA décomplexé, qui cherchait à assumer son statut de champion national avec des perspectives africaines et internationales légitimes. Or, aujourd’hui, dans cette bouffée de populisme qui précède tout changement, beaucoup d’acteurs pensent qu’il est de bon ton de jeter ces grands groupes marocains en pâture à un peuple en colère.
La logique conjoncturelle implacable des multinationales
A notre sens, ce serait une grave erreur de croire qu’en démantelant ses grands groupes, en les cédant à des multinationales, le peuple assouvira ses attentes en matière de démocratie, de bonne gouvernance et de répartition des richesses. Au contraire, de telles cessions n’auront pour bénéfice que de renforcer l’emprise sur le Maroc par des multinationales aux logiques conjoncturelles claires. Les derniers exemples de ces multinationales devraient nous pousser à plus de prudence. A peine la crise des subprimes était déclarée que Fadesa cédait corps et biens pour quitter le Maroc. Heureusement que derrière, un grand groupe immobilier marocain, Addoha, est venu à la rescousse. De même, dès les premiers signaux de crise, Nissan, qui devait venir en tandem avec Renault à Tanger, annonçait ses préférences pour l’Espagne. N’eût été l’implication des acteurs locaux et de la CDG, ce projet serait encore retardé. Que dire du fonds américain Colony, ramené au Maroc à grands frais et qui est parti sur la pointe des pieds de la station balnéaire Taghazout ? D’autres groupes internationaux signataires de conventions avec l’Etat, comme le Hollandais Colbert Orco et le Belge Thomas&Piron, qui devaient réaliser la station balnéaire de Lixus, ont empoché des plus-values. Derrière, le Marocain Alliances Développement Immobilier est venu sauver la mise. A chaque fois que ces investisseurs se sont retirés, des champions nationaux sont venus à la rescousse. N’était-ce pas encore le cas quand Telefonica et son partenaire portugais ont soldé leurs participations dans le deuxième opérateur, Méditel ? C’est la présence de ces grands champions qui donne au Maroc la capacité de réaction rapide et la maîtrise de l’outil de production, indispensable dans la notion actuelle de souveraineté politique et économique. Aller aujourd’hui dans le sens contraire, c’est un peu marcher à rebours de l’histoire.