Le gaz de schiste, entre eldorado inespéré et désastre annoncé
Les gaz de schiste, hydrocarbures "non conventionnels" – piégés dans les fissures de la roche, un peu comme le grisou, de sinistre mémoire, dans les dépôts de houille –, sont aujourd'hui au gaz classique ce que les sables bitumineux (que l'on exploite notamment au Canada ou au Vénézuela) sont au pétrole : de nouvelles ressources en quantités énormes.
Celles-ci sont estimées à 920 000 milliards de mètres cubes par l'Institut français du pétrole. Soit une quantité cinq fois plus importante que celle de gaz conventionnel. Le tiers de ce nouvel or noir se trouverait en Asie-Pacifique et le quart en Amérique du Nord, notamment au Québec. Les Etats-Unis, qui comptent doubler leur production de ce type d'hydrocarbures d'ici à 2035, seraient d'ores et déjà, grâce à eux, le premier producteur mondial de gaz devant la Russie. La Chine a ouvert un centre national de recherche sur le gaz de schiste en août 2010, et disposerait de 30 milliards de m3 de réserves.
En Europe occidentale, le programme GASH (Gas Shales in Europa) vise à établir la cartographie des ressources du Vieux Continent, avec l'appui des compagnies pétrolières. Des puits ont déjà été forés en Allemagne, en Suède, en Pologne. La France serait riche de confortables réserves, dans le Sud, entre Cévennes, Quercy et Provence. Le bassin parisien, quant à lui, recèlerait dans ses sous-sols du "pétrole de schiste", jusqu'à 100 milliards de barils selon les prévisions les plus optimistes – soit l'équivalent des réserves pétrolières conventionnelles du Koweït !
PROJETS DE FORAGE
Dans un premier temps, l'Etat avait autorisé des forages, accordant à Total et à un groupe texan, Schuepbach, des permis d'exploration. Une aire de prospection de plusieurs milliers de km2 avait été ainsi ouverte dans le sud du Massif central, entre Montélimar, Millau et Montpellier. D'où la mobilisation du Larzac, qui se trouve au cœur de la zone concernée, et qui a appelé José Bové à la rescousse pour mener la bataille contre les projets de forage.
L'enjeu stratégique est réel pour l'indépendance énergétique de la France, à l'heure où la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima remet sur la sellette le choix du tout-nucléaire fait dans l'Hexagone. Cela n'a d'ailleurs pas échappé aux grands opérateurs pétrogaziers français, Total et GDF-Suez.
"On estimait jusqu'à présent qu'on avait du pétrole pour quarante ans et du gaz pour soixante ans, expliquait au Monde l'an dernier le PDG de GDF-Suez, Gérard Mestrallet. On se projetait déjà dans une société post-énergies fossiles. Si l'on a du gaz pour plus de cent-vingt ans, alors celui-ci pourrait devenir l'énergie centrale et propre du XXIe siècle." L'homme plaide évidemment pour sa paroisse (Gaz de France).
Christophe de Margerie, le PDG de Total, est tout aussi enthousiaste, qui estime que son groupe – la seule major pétrolière française, qui se revendique "quatrième compagnie internationale productrice de gaz" – va "développer son expertise dans les hydrocarbures non conventionnels pour poursuivre d'autres opportunités au niveau mondial".
Les progrès technologiques ont permis de considérablement réduire les coûts de production des gaz de schiste, désormais moins élevés que pour les hydrocarbures sous-marins extraits en offshore profond. Autre avantage compétitif : les gisements "schisteux" sont souvent proches des zones de consommation des hydrocarbures extraits, ce qui évite des coûts de transport par gazoduc, très onéreux dans la facture finale des consommateurs.
Reste l'inconvénient majeur, en ces temps de prise de conscience écologique : l'extraction, désastreuse pour l'environnement et les populations riveraines, de ces hydrocarbures.
"FRACTURATION HYDRAULIQUE"
Techniquement, le principe est assez simple. Après avoir foré pour atteindre la couche de schiste (entre 2 000 et 3 000 mètres de profondeur), on procède à une "fracturation hydraulique" : pour en extraire le gaz, la roche est littéralement explosée à l'aide d'eau à très haute pression. Chaque fracturation requiert de 15 à 20 millions de litres d'eau, soit la consommation quotidienne d'une ville moyenne de 40 000 habitants ! Une eau qui plus est mélangée à des substances chimiques qui se disséminent ensuite dans les nappes phréatiques. Le documentaire américainGasland, de Josh Fox, sorti en salles le 6 avril, montre aussi comment, en certains endroits, le gaz peut donner l'impression que l'eau du robinet est devenue... inflammable !
Un autre problème environnemental est l'émission de méthane, qui s'échappe au moment de l'extraction. Or, ce gaz est 25 fois plus néfaste que le CO2 en matière d'émissions contribuant au réchauffement climatique.
Outre-Atlantique, les opposants commencent à donner de la voix, notamment au Canada où des artistes relaient l'appel à la mobilisation des écologistes. PourSerge Orru, le directeur général de WWF-France, "investir des sommes colossales dans cette filière revient à repousser la nécessaire transition énergétique vers les alternatives renouvelables", estime-t-il sur son blog du site écologiste Terra Eco.
Une analyse que partage José Bové : "dire que nos besoins en gaz vont doubler dans les vingt ans à venir est une manière d'imposer un choix énergétique en disant qu'on n'a pas le choix." Or, selon lui, "les compagnies pétrolières reconnaissent qu'elles ne peuvent pas récupérer plus de 10 % à 20 % du gaz emprisonné". Dans un chat pour Le Monde, fin janvier, le député européen Europe Ecologie déplore "l'omerta" pratiquée par le gouvernement sur la question : "Le débat n'a eu lieu ni à l'Assemblée nationale, ni au Sénat, ni au Conseil économique et social. Et quand les permis ont été signés, l'Etat ne s'est même pas donné la peine de prévenir les collectivités locales concernées."
"RÉSERVES ULTIMES"
Au niveau planétaire, l'enjeu des gaz de schiste s'inscrit dans un contexte géopolitique explosif : les gisements non conventionnels d'hydrocarbures remettraient en cause la suprématie gazière de la Russie et des pays du golfe Persique.
L'industrie pétrolière exploite aujourd'hui à plein les ressources les plus faciles et les moins chères à extraire. Pays producteurs et major companies (les grands groupes pétroliers publics ou privés, tels qu'Aramco, Petrobras, Exxon, Shell, BP, Total…) ont accès à 90 % des bassins sédimentaires identifiés sur la planète. Mais la civilisation pétrolière est entrée dans une ère d'exploitation de ce que les spécialistes appellent les "réserves ultimes" d'hydrocarbures. Le gaz de schiste fait désormais partie de ces "réserves ultimes".
La catastrophe nucléaire japonaise ajoute un peu plus d'incertitude sur un marché de l'énergie déjà sous pression avec le réchauffement climatique. Fukushima "peut modifier l'équilibre énergétique actuel", estime Fatih Birol, économiste-en-chef de l'AIE, dans un entretien au Monde le 2 avril. Selon lui, "la moindre diversité du portefeuille énergétique mondial va conduire à une hausse du coût de l'énergie, donc des prix de l'électricité. Et va peser lourdement sur nos efforts pour lutter contre le changement climatique".
De fait, si les grands pays industriels décidaient de geler leurs investissements dans le nucléaire civil, voire d'en sortir complètement, le recours – inévitable à court et moyen termes – à davantage d'énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon…) entraînerait une forte hausse des émissions de CO2.
Le "peak oil" a-t-il été franchi ?
De crise en crise, la question de la fin du pétrole ressurgit sans cesse. Avec une question corollaire, tout aussi récurrente : le peak oil a-t-il été franchi ? Ce "pic pétrolier" est le moment où la production mondiale d'or noir, ayant atteint son plafond, commencera inéluctablement à décliner, du fait de l'épuisement des réserves exploitables.
Extrapolant à l'échelle de la planète les théories de King Hubbert – un géologue de Shell passé à la postérité pour avoir prédit dès 1956 le déclin de la production pétrolière américaine au début des années 1970 –, le professeur Colin Campbell, membre du Centre d'analyse du tarissement du pétrole (ODAC), annonçait en 1997, dans son livre The Coming Oil Crisis, que le "pic Hubbert" de la production mondiale pourrait intervenir dès… 2005.
Dans son rapport annuel de 2009, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) situait ledit pic en 2006. Une hypothèse qui ne fit pas l'unanimité. La seule certitude est que l'industrie pétrolière est désormais dans l'exploitation des "réserves ultimes" (forages offshore en eau profonde, sables et schistes bitumineux...), considérables, même si elles sont coûteuses à exploiter.
Nul ne sait si le fameux "peak oil" est déjà derrière nous. Les plus optimistes ne l'envisagent pas avant 2030… Ce qui laisse moins de vingt ans à la civilisation industrielle pour se renouveler de fond en comble !
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